Les paradoxes de la prise de fonction – Partie 1

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Dirigeants, les paradoxes de la prise de fonction

 

Patrick est un cadre supérieur de 49 ans qui a toujours connu des succès dans sa carrière. Après un long processus de sélection, il est choisi pour diriger une entreprise dans le domaine de la santé. Cette entreprise possède une forte identité basée sur le sens du service aux patients, l’esprit de corps et une grande fierté des employés concernant l’histoire, les valeurs et la mission de l’organisation.

Le prédécesseur de Patrick était un dirigeant peu charismatique. Il exerçait un leadership basé sur la recherche de consensus dans ses prises de décisions. Patrick prend sa fonction sans réelle période de recouvrement avec son prédécesseur, ce qui ne semble pas lui poser de problèmes.

Durant les premiers mois de sa prise de fonction, Patrick multiplie les contacts avec les employés afin de partager sa vision et son enthousiasme. Peu habitué à ce type de démarche, la majorité des employés tombe sous le charme de ce leader charismatique capable de transmettre son énergie et sa vision ambitieuse d’un futur motivant. Ainsi, en très peu de temps, Patrick séduit l’ensemble de ses interlocuteurs : son conseil d’administration, les membres de son comité de direction, les employés et la plupart des parties prenantes externes.  

Malgré cela, après un peu plus d’une année d’exercice, le conseil d’administration décide de se séparer de Patrick.

Prise de fonction : une période minée par des attentes contradictoires

La période de prise de fonction est une période particulière pendant laquelle le dirigeant va créer son image de leader en très peu de temps. Cette 1ère impression conditionne sa crédibilité et sa capacité à mobiliser son organisation. Une fois établie, cette image sociale nécessitera du temps avant d’être effacée et transformée.

Patrick, malgré ses qualités n’a pas réussi à faire face aux attentes, exprimées ou implicites, liées à son rôle. Ces attentes souvent contradictoires et parfois paradoxales auraient exigées de Patrick un positionnement, des comportements et des actions pouvant sembler opposées.

Nous avons regroupé ces attentes contradictoires en 6 paradoxes auxquels un nouveau dirigeant doit accorder une grande attention afin de réussir sa prise de fonction.

  1. Le 1er paradoxe concerne le besoin pour un dirigeant de s’appuyer et de démontrer une certaine confiance en soi mais également d’être capable de véhiculer une image d’humilité. Lors des premières semaines, il se retrouve observé par tous. Ses gestes, ses mots, sa posture, ses décisions sont scrutées par l’ensemble des parties prenantes. Il devient la nouvelle incarnation de la fonction qu’il découvre. Ainsi, il doit, d’une part, rassurer tout le monde sur le choix qu’à fait l’organisation de le choisir et ainsi rassurer les parties prenantes sur ses compétences et ses capacités pour tenir son rôle dans le contexte particulier de l’organisation. D’autre part, il doit se montrer capable d’écouter, d’apprendre, de prendre le temps de la réflexion et de la prise de recul nécessaire au décodage et à la compréhension du nouvel environnement complexe dans lequel il doit évoluer. D’une certaine manière, il est attendu d’un exécutif qu’il incarne rapidement sa fonction en affirmant ses convictions et parfois mêmes ses certitudes en partageant une vision engageante et susceptible de faire rêver ses interlocuteurs, mais en même temps, qu’il prenne le temps de se nourrir de son nouvel environnement afin que la greffe puisse se produire.
  2. Lors de sa prise de fonction, un leader doit également démontrer rapidement sa capacité à être opérationnel et à apporter des résultats tangibles à court terme. Sa capacité à être dans l’action et à adapter son rythme à celui de l’organisation qu’il rejoint sont une preuve de sa capacité à générer de la valeur et une façon de légitimer sa raison d’être. Cette orientation vers l’action, souvent naturelle pour un leader qui a réussi sa carrière par son investissement personnel et son fort désir d’accomplissement (McClelland, 1984), est à équilibrer avec un besoin de prendre de la hauteur face au brouhaha et à l’agitation qui entourent sa prise de fonction. Démontrer une réflexion stratégique (Liedtka, 1998) et prendre le temps de penser l’organisation comme un système sont nécessaires pour réussir sa prise de fonction. Trop agir en se focalisant sur les résultats immédiats ou trop réfléchir en se perdant dans des futurs incertains sont deux extrêmes à éviter.
  3. Un autre paradoxe auquel un leader est confronté concerne le leadership et la gestion. Chaque nouveau dirigeant a notamment été sélectionné sur ses capacités de leader (guider, influencer et inspirer) et sur ses habiletés de gestionnaire (planifier, organiser et contrôler). En période de prise de fonction, sous la pression de son environnement ou par appétence, il n’est pas rare de voir un exécutif privilégier de façon trop marquée un de ces deux rôles. Il est nécessaire alors que le dirigeant soit attentif à partager ses efforts, son énergie et ses actions entre ses deux rôles de façon équilibrée.
  4. Accepter l’ambiguïté et les zones grises est une nécessité pour un dirigeant, particulièrement en période de prise de fonction. Idéalement, il souhaiterait tout comprendre, tout connaître rapidement. Mais cet objectif, peu réaliste, nécessiterait un investissement à temps plein du leader. Il lui faut donc accepter de ne pas tout comprendre, accepter l’inconnu, l’à-peu-près et la non-connaissance. En même temps, il lui faut s’atteler, durant les premiers mois, à clarifier le nécessaire et l’essentiel. Pour ce faire, il doit creuser et lever toute ambiguïté sur les éléments cruciaux dans l’exercice de sa fonction. Faire la part entre l’acceptation de l’ambiguïté et le besoin de clarté est souvent un des défis les plus délicats que l’exécutif aura à affronter au début de sa prise de fonction.
  5. Démontrer sa passion, être capable de partager son enthousiasme et son énergie sont assurément des atouts pour se positionner dans une nouvelle fonction. N’attendons-nous pas d’un dirigeant qu’il nous partage son envie et qu’il nous fasse rêver ? Néanmoins, nous attendons également qu’il soit le garant d’une certaine objectivité rationnelle et qu’il démontre sa capacité à être en surplomb de sa fonction et de son organisation. En quelque sorte, il doit être capable de se positionner au cœur de l’organisation et des équipes mais également à l’extérieur du système. Pour ce faire, il est nécessaire qu’il se détache de ses peurs, de ses certitudes, de son égo et qu’il accepte d’exercer son pouvoir à travers les autres (McClelland, 1984). Ce paradoxe exige du leader une attention particulière à ses actions, son investissement personnel et l’image sociale qu’il souhaite projeter.
  6. Enfin, le dernier paradoxe concerne la solitude du leader durant sa prise de fonction. Cela peu sembler étrange tant les premiers mois d’une prise de fonction sont une période durant laquelle le leader fait preuve d’une très grande attention et de toutes les sollicitudes possibles. Si, durant sa prise de fonction, un exécutif a souvent un agenda rempli de rencontres, présentations, discussions et interactions avec les autres, cela traduit mal une période de réelle solitude pendant laquelle le leader ne peut encore s’appuyer totalement sur aucun “allié de confiance”. La confiance (Maister, Green, et Galford, 2002) est en effet en construction et nécessite que l’apprentissage commun se développe avec ses parties prenantes. Il se retrouve donc souvent au centre d’une cour foisonnante mais sans réels collaborateurs de confiance auprès desquels il pourrait échanger et partager ses questions, réflexions, découvertes et ses craintes.

 

En revenant sur le cas de Patrick, nous pouvons schématiser la façon dont il a incarné son nouveau rôle de la façon suivante :

Ainsi, durant les premiers mois de sa prise de fonction, Patrick a su, par son activité, ses actions, et son comportement, démontrer une grande confiance en lui, une capacité à projeter son organisation dans le futur en élaborant et en communiquant une vision ambitieuse. Il a également su partager sa passion et son énergie et accepter son rôle malgré de nombreuses zones de flou.

Malgré cela, la prise de fonction de Patrick est un échec. Pour lui tout d’abord, mais également pour l’organisation, son conseil d’administration, ses employés. S’il est difficile de calculer précisément le coût d’un tel échec, il est facile d’imaginer les coûts réels et cachés d’un tel fiasco (coûts matériels liés au recrutement du dirigeant et à son départ, coûts liés à la désorganisation résultant de sa courte période de direction, coûts humains liés à la perte de motivation et d’engagement des employés, coûts liés à l’impact sur la crédibilité et l’image de l’organisation…)

Probablement, Patrick n’a pas réussi à interpréter les différents rôles qui étaient attendus de lui. Il n’a peut-être pas réussi à naviguer au-delà de ses préférences et ainsi s’adapter aux besoins et à la culture de l’organisation qu’il a rejoint. Dans un prochain article nous reviendrons sur les raisons de cet échec.

 

Références :

  1. Liedtka, J. M. (1998). Strategic thinking: Can it be taught? Long Range Planning, 31(1), 120‑129.
  2. Maister, D. H., Green, C. H., & Galford, R. M. (2002). The trusted advisor. London: Simon & Schuster.
  3. McClelland, D. C. (1984). Motives, personality, and society: selected papers. New York: Praeger.

 


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